9.

 

« Très bien Northwestern, maintenant voici votre question pile ou face à dix points. »

Allen LUMEN,

College Bowl.

 

À 13 heures, Garraty refit l’inventaire.

Deux cents kilomètres de faits. Ils étaient à deux cents kilomètres au nord d’Augusta, la capitale de l’État, à deux cent quarante de Freeport (ou plus… il avait terriblement peur qu’il y ait plus de quarante kilomètres entre Augusta et Freeport), probablement trois cent soixante de la frontière du New Hampshire. Et le bruit courait que cette Marche arriverait certainement aussi loin.

Depuis un long moment, au moins quatre-vingt-dix minutes, personne n’avait reçu son ticket. Ils marchaient, écoutant vaguement les acclamations des deux côtés, et ils contemplaient, kilomètre après kilomètre, la monotonie de la forêt de sapins. Garraty se découvrait de nouveaux élancements dans le mollet gauche, pour accompagner la sourde trépidation dans ses deux jambes et la souffrance continue de ses pieds.

Enfin, vers midi, alors que la chaleur atteignait son comble, les fusils se firent entendre. Un garçon nommé Tressler, le 92, avait eu une insolation et il avait été fusillé alors qu’il était sans connaissance. Un autre garçon fut pris de convulsions et reçut son ticket alors qu’il se tordait par terre en gargouillant affreusement parce qu’il avait avalé sa langue. Aaronson, le numéro 1, souffrit de crampes aux deux pieds et fut tué sur la ligne blanche, debout comme une statue, la figure levée vers le soleil et le cou tordu. Et à 12 h 55, un autre garçon, que Garraty ne connaissait pas, subit aussi une insolation.

Je suis arrivé jusque-là, se dit Garraty en contournant le corps tressautant sur la chaussée, que visaient les fusils, en voyant les diamants de sueur dans les cheveux du garçon épuisé et bientôt mort. Je suis arrivé jusque-là, est-ce que je ne peux pas partir maintenant ?

Les fusils tonnèrent et une bande d’écoliers, assis dans l’ombre maigre d’une caravane de scouts, applaudirent brièvement.

— J’aimerais bien que le commandant passe, grommela Baker. Je veux voir le commandant.

— Quoi ? demanda machinalement Abraham.

Il avait encore maigri dans les dernières heures. Ses yeux étaient encore plus profondément enfoncés dans leurs orbites. L’ombre bleue de sa barbe naissante lui marbrait la figure.

— Pour que je puisse lui pisser dessus, dit Baker.

— Détends-toi, lui dit Garraty. Détends-toi donc.

Il avait perdu ses trois avertissements.

— Détends-toi toi-même, répliqua Baker. Tu verras à quoi ça t’avancera.

— T’as pas le droit de détester le commandant. Il ne t’a pas forcé.

— Pas forcé ? Pas FORCÉ ? Il me TUE, C’est tout !

— Quand même, il n’est pas…

— Ta gueule, dit sèchement Baker, et Garraty se tut.

Il se massa un peu la nuque et leva les yeux vers le ciel blanc-bleu. Son ombre n’était qu’une petite tache informe sous ses pieds. Il souleva son troisième bidon de la journée et le vida.

— Pardon, dit Baker. Je ne voulais pas gueuler. Mes pieds…

— Bien sûr.

— Nous sommes tous pareils. J’ai l’impression des fois, que c’est ça le pire.

Garraty ferma les yeux. Il avait grand sommeil.

— Vous savez ce que j’aimerais faire ? dit Pearson, qui marchait entre Garraty et Baker.

— Pisser sur le commandant, marmonna Garraty. Tout le monde veut pisser sur le commandant. Quand il repassera nous lui sauterons tous dessus et nous le traînerons par terre et nous ouvrirons notre braguette et nous le noierons dans…

— Ce n’est pas ce que je veux faire.

Pearson marchait comme un homme au dernier stade de l’ivresse consciente. Sa tête ballottait, formant des plis sur son cou. Ses paupières montaient et descendaient comme des stores déglingués.

— Ça n’a rien à voir avec le commandant. Je veux simplement aller dans un pré, m’allonger et fermer les yeux. Rester simplement là couché dans les blés…

— On ne cultive pas de blé dans le Maine, dit Garraty. C’est du foin.

— Dans le foin, alors. Et me composer un poème. Tout en m’endormant.

Garraty fouilla dans sa nouvelle ceinture de ravitaillement mais la plupart des poches étaient vides. Finalement, il découvrit un sachet de Saltines dans du papier paraffiné et l’arrosa de son eau.

— Je me fais l’effet d’une passoire, dit-il. Je bois et ça ressort de ma peau deux minutes plus tard.

Les fusils claquèrent encore et un nouveau garçon s’écroula sans grâce, comme un diable en boîte fatigué.

— Quarante-cinq, annonça Scramm d’une voix enrhumée, en les rejoignant. Je ne crois pas que nous arriverons jamais à Portland à ce train-là.

— Tu n’as pas l’air d’aller trop bien, lui dit Pearson, et il y avait comme de l’optimisme prudent dans sa voix.

— Une chance pour moi que j’aie une bonne constitution, assura gaiement Scramm. Je crois que je couve de la fièvre, en ce moment.

— Dieu, comment est-ce que tu tiens le coup ? demanda Abraham avec une espèce de respect religieux.

— Moi ? Tu parles de moi ? répliqua Scramm. Regarde-le, lui ! Comment est-ce qu’il tient le coup ? Voilà ce que j’aimerais savoir.

Et il désigna Olson du pouce.

Depuis deux heures, Olson ne disait rien. Il n’avait pas touché à son dernier bidon. Des regards gourmands se tournaient vers sa ceinture presque intacte. Ses yeux, noirs comme de l’obsidienne étaient fixés devant lui. Sa figure était assombrie par une barbe de deux jours et il avait une mine de loup malade. Ses lèvres étaient sèches et craquelées. Sa langue pendait sur la lèvre inférieure comme un serpent mort au bord d’une caverne. Son teint avait perdu le rose de la santé. Il avait la figure d’un gris sale. La poussière de la route s’y collait.

Il y est, pensa Garraty, bien sûr. Où Stebbins disait que nous irions tous, si nous tenions assez longtemps ? Quelle profondeur a-t-il atteinte, à l’intérieur de lui-même ? Des brasses ? Des kilomètres ? Des années-lumière ? Quelle profondeur et quelle obscurité ? Et la réponse lui vint : Trop profond pour voir dehors. Il se cache là dans le fond dans les ténèbres et c’est trop profond pour voir dehors.

— Olson ? murmura-t-il. Olson ?

Olson ne répondit pas. Rien ne bougeait que ses pieds.

— J’aimerais bien qu’il rentre au moins sa langue, chuchota nerveusement Pearson.

La Marche continuait.

Les arbres se clairsemèrent et ils traversèrent encore une fois une large esplanade. Les trottoirs étaient pleins de spectateurs enthousiastes. Les pancartes au nom de Garraty prédominaient. Et puis la forêt se referma. Mais même les arbres ne pouvaient repousser les spectateurs, maintenant. Ils commençaient à envahir les bas-côtés. De jolies filles en short et corsage bain de soleil. Des garçons en short et débardeur.

Joyeuses vacances, pensa Garraty.

Il ne pouvait plus souhaiter de ne pas être là ; il était trop fatigué et trop engourdi pour la rétrospection. Ce qui est fait est fait. Rien au monde n’y changerait rien. Bientôt, supposa-t-il, l’effort serait trop grand pour seulement parler aux autres. Il aurait voulu se replier sur lui-même et s’y cacher comme un petit garçon enroulé dans un tapis, sans autres soucis. Alors tout serait bien plus simple.

Il avait beaucoup réfléchi à ce que McVries lui avait dit. Qu’ils s’étaient tous fait avoir, qu’ils avaient été escroqués. Mais ça ne pouvait pas être vrai, se répéta-t-il obstinément. L’un d’eux n’avait pas été volé. L’un d’eux allait voler tout le monde…

Il s’humecta les lèvres et but un peu d’eau.

Ils passèrent devant un petit panneau vert les informant que l’autoroute du Maine était à soixante-dix kilomètres.

— Ça y est, dit-il sans s’adresser à personne en particulier. Soixante-dix kilomètres jusqu’à Oldtown.

Personne ne répondit et Garraty envisageait de rebrousser chemin vers McVries quand ils arrivèrent à un croisement où une femme se mit à hurler. La circulation était arrêtée par des barrières et la foule s’y pressait, contenue par des flics. Les gens agitaient les bras, brandissaient des pancartes, des flacons de lotion solaire.

La femme qui hurlait était grosse, avec une figure rouge. Elle se jeta contre une des barrières, la renversa, entraînant avec elle des mètres de cordon jaune. Et puis elle se débattit en griffant les policiers qui la retenaient, sans cesser de crier. Les flics grognaient sous l’effort.

Je la connais, pensa Garraty. Je la connais.

Le foulard bleu. Les yeux brillants, belliqueux. Même la robe bleu marine à l’ourlet irrégulier. Les hurlements de la femme devenaient incohérents. Ses ongles tracèrent des sillons de sang sur la figure d’un des flics qui la maintenaient, qui essayaient de la maintenir.

Garraty passa à trois mètres d’elle. Et il se rappela où il l’avait déjà vue. C’était la mère de Percy, naturellement. Percy qui avait essayé de s’enfuir dans les bois et qui ainsi s’était jeté dans l’au-delà.

— Je veux mon garçon ! Je veux mon garçon ! glapissait-elle.

La foule poussa des cris enthousiastes. Derrière elle, un petit garçon lui cracha sur la jambe et partit en courant.

Jan, pensa Garraty. Je marche vers toi, Jan, au diable tout ce merdier, je te jure que j’arrive. Mais McVries avait raison. Jan n’avait pas voulu qu’il s’engage. Elle avait pleuré. Elle l’avait supplié de changer d’idée. Ils pouvaient attendre, elle ne voulait pas le perdre, je t’en supplie, Ray, ne fais pas l’imbécile, la Longue Marche n’est qu’un assassinat…

Ils étaient assis sur un banc près du kiosque à musique. Il y avait un mois, en avril, et il avait passé un bras autour d’elle. Elle avait mis le parfum qu’il lui avait offert pour son anniversaire. Le parfum semblait faire ressortir son odeur secrète de fille, sombre, charnelle, enivrante. Il faut que j’y aille, lui avait-il dit. Il le faut, tu ne comprends donc pas ? Il faut que j’y aille.

Ray, tu ne sais pas ce que tu fais. Ray, je t’en supplie, n’y va pas. Je t’aime.

Ma foi, pensait-il à présent tout en marchant, pour ça elle avait raison. Je ne comprenais vraiment pas ce que je faisais.

Mais je ne le comprends toujours pas. C’est ça le diable. L’enfer pur et simple de la chose.

— Garraty ?

Il redressa vivement la tête. Il s’était encore à moitié endormi. C’était McVries, qui marchait à côté de lui.

— Comment tu te sens ?

— Comment je me sens ? marmonna Garraty en hésitant. Pas trop mal, je pense. Oui, je crois que ça va.

— Barkovitch est en train de craquer, annonça McVries avec une joie paisible. J’en suis sûr. Il parle tout seul. Et il boite.

— Toi aussi, tu boites. Pearson aussi. Et moi.

— J’ai mal au pied, c’est tout. Mais Barkovitch… il n’arrête pas de se frotter la jambe. Je crois qu’il a une élongation.

— Pourquoi est-ce que tu le détestes tant ? Pourquoi pas Collie Parker ? Ou Olson ? Ou nous tous ?

— Parce que Barkovitch sait ce qu’il fait.

— Il joue pour gagner, c’est ça que tu veux dire ?

— Tu ne comprends pas ce que je veux dire, Ray.

— Je me demande si tu le comprends toi-même ! D’accord, c’est un fumier. Faut peut-être en être un, pour gagner.

— Les bons finissent derniers ?

— Comment veux-tu que je le sache, merde !

Ils passèrent devant une minuscule école en bois. Des enfants, dans la cour de récréation, leur firent signe. Plusieurs garçons étaient juchés sur le portique de gym, comme des sentinelles, et Garraty se rappela les hommes de la scierie, quelques dizaines de kilomètres avant.

— Garraty ! cria un des gosses. Ray Garraty ! Garratiiiiii !

Un petit gamin aux cheveux ébouriffés sauta sur place, tout en haut du portique, en agitant les deux bras. Garraty lui répondit pour la forme. Le gosse fit une cabriole, se suspendit la tête en bas par les genoux et continua de lui faire signe. Garraty fut un peu soulagé de laisser cette école derrière lui.

Pearson les rejoignit.

— J’ai réfléchi, dit-il.

— Te fatigue pas, conseilla McVries.

— Faible, mec. C’est de la faiblesse, ça.

— À quoi t’as réfléchi ? demanda Garraty.

— Qu’est-ce que ça doit être dur d’être l’avant-dernier à tenir.

— Pourquoi si dur ? demanda McVries.

Pearson bredouilla, se frotta les yeux et regarda un sapin qui avait été foudroyé.

— Ben quoi, tu sais, tenir plus longtemps que tout le monde, absolument tout le monde à part ce dernier type. Il devrait y avoir un Prix placé, voilà ce que je me dis.

— Mais quoi ?

— J’en sais rien.

— Pourquoi pas sa vie ? hasarda Garraty.

— Qui marcherait pour ça ?

— Personne, pas avant que la Marche commence. Mais en ce moment, je m’en contenterais, au diable le Prix, au diable mon plus grand souhait exaucé. Et toi ?

Pearson réfléchit un long moment.

— Je n’en vois pas la raison, avoua-t-il enfin.

— Dis-lui, Pete, dit Garraty.

— Qu’est-ce que tu veux que je lui dise ? Il a raison. Toute la bite ou pas de bite du tout.

— T’es dingue, dit Garraty mais sans grande conviction.

Il avait affreusement chaud, il était très fatigué et il sentait un petit soupçon de début de mal de tête. C’est peut-être comme ça que l’insolation commence, pensa-t-il. Et ce serait peut-être le mieux. Sombrer tout simplement dans une demi-inconscience au ralenti et se réveiller mort.

— C’est sûr, répondit aimablement McVries. Nous sommes tous dingues, sinon nous ne serions pas ici. Je croyais qu’on avait épuisé ce sujet depuis longtemps. Nous voulons mourir, Ray. T’as pas encore fait entrer ça dans ta petite tête malade de plouc ? Regarde Olson. Un crâne en haut d’un bâton. Dis-moi qu’il ne veut pas mourir. Tu ne peux pas. La seconde place ? C’est assez moche déjà qu’un seul d’entre nous soit frustré de ce qu’il veut vraiment.

— Je ne pige rien à toute cette psycho-histoire à la con, déclara Pearson. Je pense simplement que personne ne devrait avoir à se faire choper second.

Garraty éclata de rire.

— Complètement cinglé !

McVries rit aussi.

— Maintenant tu commences à voir les choses à ma façon. Prends un peu plus de soleil, fais encore mijoter ton cerveau et on fera de toi un vrai croyant.

La Marche se poursuivit.

Le soleil semblait gentiment posé sur le toit du monde. Le mercure atteignit les vingt-sept degrés (un des garçons avait un thermomètre de poche) et oscilla pendant plusieurs minutes brûlantes sur les vingt-huit. Vingt-huit, se dit Garraty. Pas si chaud que ça. En juillet, ça montait jusqu’à trente-trois. Vingt-huit. Juste la bonne température pour s’asseoir au jardin sous un orme et manger de la salade de poulet sur de la laitue. Vingt-huit. Juste ce qu’il fallait pour aller piquer une tête ou faire un plat dans la Royal et, bon Dieu, qu’est-ce que ça ferait du bien ! L’eau était tiède à la surface mais en bas, autour des pieds, elle était fraîche et on sentait le courant vous entraîner un peu, il y avait des tourbillons près des rochers mais on pouvait les éviter si on n’était pas trop con. Toute cette eau rafraîchissant la peau, les cheveux, l’entrejambe. Sa peau brûlante en tremblait, rien que d’y penser. Juste bien pour se mettre en caleçon de bain et passer des heures dans le hamac de toile du jardin, avec un bon livre. Et s’assoupir, peut-être. Une fois, il avait tiré Jan dans le hamac avec lui et ils y étaient restés allongés ensemble, en se balançant jusqu’à ce que sa bite lui fasse l’effet d’un long caillou brûlant contre son bas-ventre. Elle n’avait pas eu l’air de s’en fâcher. Vingt-huit. Le bon Dieu dans une Chevrolet, vingt-huit degrés.

Vingt-huit. Vingt et huit et vingt et huit, v’là que ça fuit, v’là qu’on est cuit.

— J’ai jabais eu si chaud de ba vie, dit Scramm, le nez bouché.

Sa large figure était rouge et trempée de sueur. Il s’était mis torse nu. La transpiration lui coulait dessus comme de petits ruisseaux au printemps.

— Tu ferais mieux de remettre ta chemise conseilla Baker. Tu vas attraper froid quand le soleil commencera à se coucher. Et alors là, ça sera la vraie poisse.

— Ce foutu rhube. Je suis brûlant.

— Il va pleuvoir promit Baker en interrogeant le ciel vide. Faut qu’il pleuve, forcément.

— Y a rien de forcé, foutre, intervint Collie Parker. J’ai jamais vu un État aussi merdeux.

— Si ça ne te plaît pas, t’as qu’à rentrer chez toi, dit Garraty, et il pouffa bêtement.

— Dans le cul.

Garraty s’obligea à ne boire qu’une gorgée de son bidon. Il ne voulait pas que l’eau lui donne des crampes. Ce serait une sacrée façon d’y passer. Il en avait eu une fois, et c’était une fois de trop. Il aidait leurs voisins d’à côté, les Elwell, à rentrer leur foin. Il faisait une chaleur explosive dans le fenil des Elwell et ils se balançaient les balles de trente kilos à la chaîne à la manière des pompiers. Garraty avait commis l’erreur tactique d’avaler d’un coup trois louches de l’eau glacée apportée par Mrs. Elwell. Il avait soudainement ressenti une douleur atroce dans la poitrine, le ventre et la tête, il avait glissé sur du foin épars et il était tombé du fenil dans le camion. Mr. Elwell l’avait soutenu par la taille, avec ses grosses mains calleuses, pendant qu’il vomissait par-dessus le rebord, tout pénétré de douleur et de honte. On l’avait renvoyé chez lui, un gamin qui avait raté une de ses premières épreuves d’adulte, les bras couverts d’urticaire des foins et de l’herbe plein les cheveux. Il était rentré sous le soleil qui tapait à coups de marteau sur sa nuque courbée.

Il frissonna convulsivement, le corps un instant envahi par la chair de poule. Le mal de tête lui vrillait le crâne, derrière les tempes… Comme ce serait facile de lâcher la rampe !

Il regarda Olson. Olson était toujours là. Sa langue virait au noirâtre. Sa figure était dégoûtante, ses yeux fixes. Je ne suis pas comme lui. Mon Dieu, faites que je ne sois pas comme lui. S’il vous plaît. Je ne veux pas finir comme Olson.

— Ça va nous saper, dit sombrement Baker. Nous n’arriverons pas jusqu’au New Hampshire, je vous parie.

— Y a deux ans, ils ont eu du grésil, révéla Abraham. Ils sont arrivés à la frontière. Quatre d’entre eux, en tout cas.

— Ouais, mais la chaleur c’est différent, dit Jensen. Quand il fait froid, tu peux marcher plus vite et te réchauffer. Quand t’as trop chaud, tu peux marcher plus lentement… et t’es refroidi.

— Y a pas de justice ! s’écria rageusement Collie Parker. Pourquoi est-ce qu’ils font pas cette bon Dieu de putain de Longue Marche dans l’Illinois, là où c’est plat ?

— J’aime bien le Baine, dit Scramm. Pourquoi est-ce que tu dis tant de gros bots, Parker ?

— Pourquoi est-ce que t’as tant de morve qui coule de ton blair ? rétorqua Parker. Parce que je suis comme ça, voilà. Ça te gêne ?

Garraty regarda sa montre. Elle était arrêtée à dix heures seize. Il avait oublié de la remonter.

— Quelqu’un a l’heure ? demanda-t-il.

— Attends voir, dit Pearson, se penchant sur sa montre. Il est trouduc et demi, Garraty.

Tout le monde rit.

— Allez ! Ma montre est arrêtée.

Pearson regarda encore.

— Quatorze heures deux, dit-il, et il leva les yeux vers le ciel. Ce soleil ne va pas se coucher avant bien longtemps.

Le soleil était agressivement suspendu au-dessus des cimes des arbres. Pas encore assez bas pour qu’il y ait de l’ombre sur la route, et il n’y en aurait pas avant une heure ou deux. Au loin vers le sud, Garraty crut distinguer des traînées violacées qui pouvaient être des nuages de pluie, à moins qu’il prenne ses désirs pour des réalités.

Abraham et Collie Parker discutaient distraitement des mérites des carabines à quatre canons. Personne d’autre n’étant enclin à la conversation, Garraty s’écarta un peu vers le bas-côté, tout seul, pour agiter de temps en temps la main vers un spectateur mais sans le faire systématiquement.

L’ensemble des Marcheurs n’était plus aussi étiré. L’avant-garde était en vue : deux grands garçons bronzés avec leur blouson de cuir noir attaché autour de la taille. Le bruit courait qu’ils étaient pédés, qu’ils étaient ensemble, mais Garraty y croyait comme au fait que les poules ont des dents. Ils n’étaient pas du tout efféminés et ils avaient l’air d’assez chics types… encore que rien de tout ça n’eût de rapport avec le fait d’être pédé ou non, supposait-il. Et puis d’abord, ça ne le regardait pas. Mais…

Derrière eux se trouvait Barkovitch, suivi de McVries, les yeux fixés sur son dos. Le suroît jaune débordait toujours de la poche arrière de Barkovitch et Garraty ne lui voyait aucun signe de faiblesse. Même, se dit-il avec un petit pincement au cœur, c’est McVries qui a l’air vanné.

Derrière McVries et Barkovitch venait un petit groupe anarchique de sept ou huit garçons, le genre d’alliance assez relâchée qui se formait et se déformait au hasard le long de la Marche, avec de constantes allées et venues de nouveaux et d’anciens membres. Derrière eux, marchait un groupe plus restreint et, encore derrière, Scramm, Pearson, Baker, Abraham, Parker et Jensen. Son groupe. D’autres y avaient appartenu, au départ, mais il se rappelait à peine leurs noms.

Derrière suivaient encore deux petits pelotons. Enfin, dispersés le long de la colonne, les solitaires. Quelques-uns, comme Olson, repliés sur eux-mêmes, étaient léthargiques. D’autres, comme Stebbins, préféraient sincèrement leur propre compagnie à celle des autres. Et presque tous avaient cette expression tendue, craintive, que Garraty ne connaissait que trop, à présent.

Les fusils se braquèrent sur un des solitaires qu’il regardait, un garçon petit et rond en vieux gilet de soie verte. Garraty croyait se souvenir qu’il avait récolté un troisième avertissement, il y avait environ une demi-heure. Le garçon jeta un bref coup d’œil terrifié aux fusils et força l’allure. Les armes se désintéressèrent de lui, du moins pour le moment.

Garraty éprouva une subite et incompréhensible bouffée d’optimisme. Ils ne devaient plus être qu’à soixante, soixante-cinq kilomètres d’Oldtown et de la civilisation, maintenant – si l’on pouvait parler de civilisation à propos d’un patelin comme ça. Ils y arriveraient dans la nuit et prendraient l’autoroute. À partir de là, ce serait du gâteau. Sur l’autoroute on pouvait marcher dans l’herbe du terre-plein médian, et ôter ses souliers si on voulait. Sentir la fraîcheur de la rosée. Dieu de Dieu, ce que ce serait bon ! Il s’épongea le front avec le bras. Les choses allaient peut-être bien s’arranger, après tout. Les traînées violacées s’étaient rapprochées, c’était indiscutablement de gros nuages d’orage.

Les détonations claquèrent et il ne sursauta même pas. Le garçon au gilet de soie verte avait pris son ticket, la figure tournée vers le soleil. La mort n’était pas si mauvaise, peut-être. Tout le monde, même le commandant, devait l’affronter un jour ou l’autre. Alors qui volait qui, tout bien considéré ? Il se promit de dire ça à McVries, la prochaine fois qu’ils causeraient.

Il pressa le pas et prit la résolution d’agiter la main la prochaine fois qu’il verrait une jolie fille. Mais avant la jolie fille, il y eut le petit homme italien.

C’était une caricature d’Italien, avec un feutre mou cabossé et une moustache noire en guidon de vélo. Il se tenait à côté d’un long break au hayon ouvert, en agitant les bras et en exhibant dans un sourire des dents incroyablement blanches, incroyablement carrées.

Un tapis isolant avait été posé dans le fond du compartiment à bagages du break et de la glace pilée y avait été tassée, d’où ressortaient, en des dizaines d’endroits, les larges sourires rose et vert de tranches de pastèque.

Garraty sentit son estomac faire deux cabrioles, comme un plongeur. Un écriteau sur le toit du véhicule proclamait : DOM L’ANTIO VOUS AIME TOUS, MARCHEURS – PASTÈQUE GRATUITE !

Plusieurs, dont Abraham et Collie Parker, se précipitèrent vers le bas-côté. Tous eurent un avertissement. Ils faisaient plus de six kilomètres cinq cents à l’heure mais dans la mauvaise direction. Dom L’Antio les voyant arriver éclata de rire, un grand rire joyeux, simple, cristallin. Il applaudit, fourragea dans la glace et se redressa les mains pleines de tranches de pastèque rose. Garraty en eut l’eau à la bouche. Mais ils ne vont pas le laisser faire, pensa-t-il. Ils n’ont pas permis à l’épicier de donner les sodas. Mais, ah mon Dieu, ce serait bon. Est-ce que, pour une fois, ils ne pourraient pas fermer un peu les yeux ? Et d’abord, où est-ce qu’il avait bien pu trouver des pastèques en cette saison ?

Les Marcheurs se pressèrent contre les cordons du bas-côté, délirant de bonheur, des deuxièmes avertissements furent lancés et puis les agents de police de l’État surgirent miraculeusement pour retenir Dom, dont la voix s’éleva, forte et claire :

— Qu’est-ce que ça veut dire ? Comment ça, je ne peux pas ? C’est mes pastèques à moi, crétin de flic ! Je veux les donner, j’ai le droit de donner, non ? Qu’est-ce que vous croyez ? Foutez-moi la paix, sales bougres !

Un des policiers voulut saisir les tranches qu’il avait à la main. Un autre l’évita et alla claquer le hayon du break.

— Salauds ! hurla Garraty à pleins poumons.

Son cri fila dans la journée ensoleillée comme une lance de verre et un des policiers tourna la tête, l’air surpris et… eh bien, presque penaud.

— Bande de fumiers puants ! glapit Garraty. Fausses couches et fils de pute !

— Leur envoie pas dire, Garraty ! cria quelqu’un et c’était Barkovitch, avec un large sourire plein de crocs, qui brandissait les deux poings vers les agents. Dis-leur…

Mais tout le monde criait, à présent. Ces policiers n’étaient pas des soldats de la Longue Marche triés sur le volet, frais émoulus des Escouades nationales.

Ils étaient rouges et embarrassés mais, malgré tout, ils écartaient rapidement Dom et ses poignées de sourires roses du bas-côté.

Dom oublia son anglais ou y renonça. Il se mit à glapir des injures italiennes imagées. La foule hua les policiers. Une femme coiffée d’un chapeau de paille à large bord lança un transistor à l’un d’eux. La petite radio le frappa à la tête et fit tomber sa casquette. Garraty eut pitié de lui mais continua de lui lancer ses imprécations. Il ne pouvait se retenir. Cette expression, fils de pute, il croyait que plus personne ne disait ça, qu’on ne trouvait ces mots que dans les livres.

Alors qu’il semblait que Dom L’Antio, le petit Italien, allait être escamoté pour de bon, il se dégagea et revint en courant vers eux, la foule s’écarta pour le laisser passer et se referma, ou tenta de le faire, devant la police. Un des agents se plaqua au sol, le saisit aux genoux et le fit tomber à plat ventre. Juste avant de perdre l’équilibre, Dom lança de toutes ses forces ses magnifiques sourires roses.

— DOM L’ANTIO VOUS AIME TOUS ! hurla-t-il.

La foule l’acclama follement. Dom atterrit la tête la première dans la poussière et se retrouva les mains attachées dans le dos par des menottes, en un clin d’œil. Les tranches de pastèque tournoyèrent au soleil et Garraty éclata de rire et leva les deux bras au ciel pour brandir triomphalement les poings quand il vit Abraham en attraper une au vol avec une adresse nonchalante.

D’autres reçurent des troisièmes avertissements pour s’être baissés et avoir ramassé des morceaux mais, chose extraordinaire, personne ne fut abattu alors que cinq, non six, des garçons avaient réussi à saisir des tranches. Les autres les encourageaient ou injuriaient copieusement les soldats au visage de marbre, dont l’expression révélait, espérait-on, une déconvenue subtile.

— J’aime tout le monde ! rugit Abraham, hilare et la figure maculée de jus rose, et il cracha en l’air trois pépins noirs.

— Nom de Dieu ! s’exclama joyeusement Collie Parker. Bon Dieu de bon Dieu, moi aussi, merde alors !

Il fourra son nez dans sa tranche, mangea goulûment, puis la cassa en deux et en lança une moitié à Garraty qui fut tellement surpris qu’il faillit ne pas l’attraper.

— Pour toi, plouc ! cria Collie. Ne dis pas que je ne t’ai jamais rien donné, bougre de pedzouille !

Garraty rit.

— Va te faire voir !

La pastèque était fraîche, froide, glacée. Du jus lui remonta dans le nez, il en coula sur son menton et, ah, délices ! dans sa gorge. Il ne s’en permit que la moitié.

— Pete ! cria-t-il en lui lançant le dernier bout.

McVries l’attrapa d’un revers élégant, démontrant l’adresse qui fait les bons joueurs de base-ball.

Il sourit à Garraty et mangea le reste.

Garraty regarda autour de lui avec une joie insensée qui lui faisait battre le cœur, qui lui donnait envie de faire des cabrioles, de marcher sur les mains. Presque tout le monde avait eu un morceau de la pastèque, ne serait-ce qu’un bout de chair rose encore accroché à une graine.

Stebbins, comme d’habitude, faisait exception. Il regardait la chaussée. Il n’avait rien dans les mains, aucun sourire sur la figure.

Qu’il aille au diable, pensa Garraty. Mais néanmoins, un peu de sa joie le quitta. Ses pieds redevinrent lourds. Il savait que ce n’était pas parce que Stebbins n’en avait pas eu. Ni parce que Stebbins n’en voulait pas. Stebbins n’en avait pas besoin.

14 h 30. Ils avaient couvert cent quatre-vingt-dix kilomètres. Les nuages noirs se rapprochaient. Un vent frais se leva, souffla lentement vers eux et la température baissa subitement ; on se serait cru en automne. Garraty reboutonna rapidement sa chemise.

— Voilà que ça revient, dit-il à Scramm. Tu ferais bien de remettre ta chemise.

— Tu rigoles ? Jabais je ne me suis senti bieux de la jourdée !

— Ça va faire boum ! prédit gaiement Parker.

Ils étaient au sommet d’un plateau en pente et voyaient le rideau de pluie battre la forêt à leur rencontre, au-dessous des gros nuages plombés.

Directement au-dessus d’eux, le ciel était d’un jaune maladif. Un ciel de tornade, se dit Garraty.

Ce serait le bouquet ! Que feraient-ils si une tornade balayait la route et les emportait tous au pays d’Oz dans un tourbillon de poussière et de graines de pastèque ?

Il rit. Le vent lui arracha son rire de la bouche.

— McVries !

McVries bifurqua pour le rejoindre. Il était courbé contre le vent, ses vêtements plaqués au corps et claquant derrière lui. Ses cheveux noirs et la cicatrice sur sa figure hâlée lui donnaient l’air d’un loup de mer buriné un peu fou, debout sur le pont de son bateau.

— Quoi ? hurla-t-il.

— Est-ce qu’il y a une clause dans le règlement sur les actes de Dieu ?

McVries réfléchit.

— Non, je ne crois pas.

— Qu’est-ce qui arrivera si nous sommes frappés par la foudre ?

McVries, qui boutonnait son blouson, rejeta la tête en arrière et s’esclaffa.

— Nous serons morts !

Garraty renifla et s’écarta. Quelques marcheurs interrogeaient anxieusement le ciel. Ce ne serait pas une petite averse, comme celle qui les avait rafraîchis dans la chaleur de la veille. Ça ferait boum, comme disait Parker. Oui, sûrement un grand boum.

Une casquette de base-ball arriva en tournoyant entre ses jambes et, en se retournant, il vit un petit garçon qui la suivait des yeux avec un air attristé.

Scramm l’attrapa et voulut la lui relancer mais le vent l’emporta en dessinant un grand arc de cercle et elle alla se percher dans un arbre aux branches follement secouées.

Un coup de tonnerre claqua. Un éclair fourchu zébra le ciel et la foudre tomba sur l’horizon. Les soupirs rassurants du vent dans les sapins s’étaient changés en hurlements de fantômes furieux, en sifflements tragiques.

Les fusils tirèrent et le bruit se perdit dans le fracas du tonnerre et du vent. Garraty tourna la tête, certain qu’Olson avait pris la balle. Mais Olson était toujours là, ses vêtements flottants révélant la rapidité avec laquelle il avait perdu du poids. Olson avait aussi perdu sa veste, en chemin ; les bras sortant des manches courtes de sa chemisette étaient osseux et minces comme des crayons.

C’était quelqu’un d’autre qu’on traînait sur le bas-côté. La figure était petite, épuisée et tout à fait morte sous la crinière de ses cheveux.

— Si c’était un vent arrière, nous serions à Oldtown à quatre heures et demie, s’écria joyeusement Barkovitch.

Son suroît était tiré sur ses oreilles et sa figure pointue était rayonnante, délirante. Garraty comprit tout à coup. Il se promit de le dire à McVries.

Barkovitch n’avait pas toute sa raison.

Quelques minutes plus tard, le vent tomba subitement. Le tonnerre se réduisit à un sourd grondement. La chaleur revint les accabler, moite et presque insupportable après la brève fraîcheur du vent.

— Qu’est-ce qui lui est arrivé ? rugit Collie Parker. Garraty ! Est-ce que ton foutu État déconne aussi avec ses orages ?

— Je crois que tu vas avoir ce que tu veux, répliqua Garraty. Mais je ne sais pas si tu en voudras quand tu l’auras.

— Ou-ouh ! Raymond ! Raymond Garraty !

Il sursauta et se retourna. Pendant une seconde d’horreur il crut que c’était sa mère et des visions de Percy dansèrent dans sa tête. Mais ce n’était qu’une dame d’un certain âge au doux sourire, qui le regardait de sous le magazine Vogue qui la protégeait de la pluie.

— Vieille peau, marmonna Art Baker à côté de lui.

— Elle m’a l’air assez gentille. Tu la connais ?

— Je connais le genre, grogna Baker. Elle ressemble à ma tante Hattie. Elle aimait aller aux enterrements, écouter les gens pleurer et gémir et faire des histoires, avec ce même sourire. Comme un chat qui a trouvé une jatte de crème.

— Ça doit être la mère du commandant, dit Garraty.

Il voulait être drôle mais la plaisanterie tomba à plat. La figure de Baker était crispée et pâle dans le faux jour orageux.

— Ma tante Hattie avait neuf gosses. Neuf, Garraty. Elle en a enterré quatre avec toujours le même sourire. Ses propres enfants. Y a des gens qui aiment voir mourir les autres. Je ne comprends pas ça, et toi ?

— Non, dit Garraty que Baker mettait mal à l’aise.

Le tonnerre revenait rouler en grondant dans le ciel.

— Ta tante Hattie, elle est morte, à présent ?

— Non. Elle est chez nous. Probablement sur la terrasse dans son fauteuil à bascule. Elle ne peut plus beaucoup marcher. Elle reste assise là à se balancer, à écouter des conneries à la radio. En souriant chaque fois qu’elle entend de nouvelles statistiques. T’as déjà vu une chatte manger ses petits, Garraty ?

Garraty ne répondit pas. Il y avait de l’électricité dans l’air, maintenant, en partie à cause de l’orage en suspens au-dessus d’eux, en partie pour autre chose. Il ne savait quoi. Quand il fermait les yeux, il lui semblait voir les yeux décentrés de Bigle d’Allessio qui le regardaient dans les ténèbres. Finalement il dit à Baker :

— Est-ce que dans ta famille tout le monde s’occupe de la mort ?

Baker sourit faiblement.

— Ma foi, j’ai bien songé à aller dans une école d’embaumeurs, après le lycée, dans quelques années. Un bon métier. Les croque-morts mangent à leur faim, même pendant les crises.

— J’ai toujours pensé à me lancer dans la fabrication d’urinoirs. Obtenir des contrats avec des cinémas, des bowlings, des trucs comme ça. Du sûr. Combien est-ce qu’il peut y avoir de fabriques d’urinoirs, dans le pays ?

— Je ne crois pas que j’aie encore envie de me faire croque-mort, dit Baker. Note que ça n’a pas d’importance.

Un énorme éclair déchira le ciel, suivi d’un coup de tonnerre colossal. Le vent reprit par rafales saccadées. Des nuages couraient comme des corsaires fous sur une mer noire de cauchemar.

— Ça vient, annonça Garraty. Ça vient, Art.

— Y a des gens qui disent qu’ils s’en foutent déclara subitement Baker. Quelque chose de simple voilà ce que je veux quand je m’en irai, Don. C’était ce qu’ils lui disaient, à mon oncle. Mais la plupart ne s’en foutent pas du tout. C’est ce qu’il me disait toujours. Ils prétendent tous : un simple cercueil en sapin me suffira bien. Mais ils finissent par en avoir un gros, doublé de plomb s’ils ont les moyens. Des tas notent même le numéro du modèle dans leur testament.

— Pourquoi ? demanda Garraty.

— Par chez nous, la plupart veulent avoir des mausolées. Être hors de la terre. Ils ne veulent pas être sous terre parce que là d’où je viens c’est plein d’eau. Les choses pourrissent vite, avec l’humidité. Mais si on n’est pas enterré, y a les rats. Les gros rats des bayous de Louisiane. Des rats de cimetières. Ils te rongent ces cercueils de sapin en un rien de temps.

Les bourrasques les tiraillaient de leurs invisibles mains. Garraty souhaita que l’orage éclate un bon coup. C’était comme un manège fou. On pouvait parler de n’importe quoi, on en revenait toujours à ce même foutu sujet.

— Je ne voudrais pas, moi. Allonger quinze cents dollars rien que pour écarter les rats quand je serai mort…

— Je ne sais pas, dit Baker, les paupières lourdes l’air ensommeillé. Ils s’attaquent d’abord aux parties les plus tendres, c’est ça qui me tracasse. Je les vois ronger un trou dans mon cercueil, un grand trou, et finalement se glisser dedans. Et attaquer tout de suite mes yeux, comme si c’étaient des jujubes. S’ils me mangeaient les yeux, alors je serais une partie de ces rats, non ?

— Je ne sais pas, dit Garraty, écœuré.

— Non, merci. Je prendrai la doublure de plomb, à tous les coups.

— Sauf que tu n’en aurais besoin qu’une fois, répliqua Garraty avec un petit rire horrifié.

— C’est vrai, reconnut sérieusement Baker.

Un autre éclair jaillit, presque rose, qui laissa dans l’air une odeur d’ozone. Quelques instants plus tard, l’orage s’abattit de nouveau sur eux. Mais ce n’était plus de la pluie. C’était de la grêle.

En cinq secondes, ils furent criblés de grêlons gros comme des cailloux. Plusieurs garçons crièrent et Garraty s’abrita les yeux d’une main. Le vent reprit de la force en hurlant. Les grêlons rebondissaient ou s’écrasaient sur la chaussée, sur les figures et les corps.

Jensen se mit à courir en rond, les mains sur les yeux, en se prenant les pieds, en trébuchant, en proie à une panique totale. Il finit par s’égarer sur le bas-côté et les soldats du half-track durent tirer une demi-douzaine de balles dans le rideau mouvant de la grêle avant d’être sûrs de leur coup. Adieu, Jensen, pensa Garraty. Désolé, mon petit vieux.

La pluie remplaça la grêle, transformant en cascade la côte qu’ils gravissaient, faisant fondre les grêlons amassés sous leurs pieds. Puis une nouvelle vague de grêle les frappa, et encore de la pluie, encore des grêlons, et finalement il n’y eut plus que de la pluie en nappes régulières, dont le bruit de ruissellement était ponctué par de grands coups de tonnerre.

— Nom de Dieu ! glapit Parker en rejoignant Garraty ; il avait la figure marbrée de rouge et l’allure d’un rat d’eau noyé. Garraty, c’est sans aucun doute…

— Ouais, le plus merdeux des cinquante et un États, acheva Garraty. Va prendre une douche froide.

Parker rejeta la tête en arrière, la bouche ouverte sous la pluie.

— C’est ce que je fais, merde, c’est ce que je fais !

Garraty se baissa dans le vent et rattrapa McVries.

— Qu’est-ce que t’en dis ? demanda-t-il.

McVries serra ses bras autour de lui et frissonna.

— On ne peut pas gagner. Maintenant je voudrais que le soleil revienne.

— Ça ne va pas durer, promit Garraty.

Mais il se trompait. Seize heures arrivèrent et il pleuvait toujours.